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Il n’y avait qu’un seul garde du corps cette fois-ci, un petit homme musculeux qui leur ouvrit la porte de Grebner d’un air renfrogné et n’eut pas le temps d’en placer une. Pike l’étrangla, le désarma, puis l’entraîna au fond de la maison. Il trouva Emile Grebner aux toilettes. Pike obligea le garde du corps à se mettre à plat ventre et ordonna à Grebner de rester assis sur le trône. On ne bouge jamais très vite quand on a le pantalon au niveau des chevilles.
— Appelle Darko, dit Pike. J’ai le petit, maintenant, ça change la donne.
— Pourquoi ?
— Je tiens Milos Jakovic, donc je tiens ses fusils. Je suis prêt à vendre Jakovic à Darko contre un tiers de ces armes – deux mille pour lui, mille pour moi.
— Vendre Jakovic ? Qu’est-ce que vous dites ?
— Je dis que si Darko et moi arrivons à surmonter notre désaccord, Darko sera en mesure d’éliminer la concurrence. J’ai inscrit mon numéro de portable sur la mosaïque de ton salon. Dis-lui de m’appeler.
— Vous les avez, ces fusils ?
— Dis à Darko de m’appeler. S’il ne le fait pas, Jakovic les vendra à quelqu’un d’autre, et ton chef pourra dire adieu à son deal avec les Arméniens.
Pike quitta la villa et résuma la situation à Stone pendant qu’ils repartaient chez Cole. Sa Jeep et la Corvette de Cole étaient garées côte à côte sous l’auvent du garage. Ils laissèrent le Rover en travers de l’allée, bloquant les deux véhicules, et Pike entra en tête par la cuisine. Stone tenait Rina comme si celle-ci avait l’intention de s’enfuir.
Cole avait le petit dans ses bras et regardait un reportage sur les Lakers à la télévision. Il n’avait pas lésiné sur les emplettes en leur absence. Des petits pots. Des couches et des lotions, une cuiller spéciale nourrisson. Pike découvrit tout ce matériel en pénétrant dans la cuisine.
Cole se leva en les voyant arriver et haussa les sourcils : il s’attendait à voir quatre personnes, et Yanni n’était pas là.
— Je l’ai buté, dit Pike.
— J’ai besoin d’aller aux toilettes, dit Rina.
— Jon ?
Stone l’escorta à la salle de bains. Il entra avec elle et laissa la porte ouverte. Elle ne protesta pas.
Cole approcha de son ami. Le petit tourna sa grosse tête, vit Pike, et sourit. Il battit des mains, ravi.
— C’est toi qu’il veut, dit Cole.
Pike prit le petit et le serra contre sa poitrine.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Cole, baissant la voix pour ne pas être entendu de Rina.
Pike lui exposa ce qu’il croyait désormais être la vérité, et décrivit le piège qu’il était en train de tendre à Jakovic et Darko.
— Je vais devoir appeler Walsh, ajouta-t-il. Le 4 x 4 de Yanni est resté à Lake View, donc les flics vont savoir qu’il était sur place. Dès que l’identification des macabs de la ferraille leur permettra de faire le lien avec la mafia de l’Est, elle va sortir le grand jeu. Je vais avoir besoin qu’elle me couvre et qu’elle m’aide à réussir mon coup.
— Je ne suis pas sûr qu’elle soit partante pour une guerre des gangs.
— Elle est partante pour récupérer trois mille armes de guerre. Elle les aura, avec l’assassin de son agent infiltré en prime.
Pike chatouilla le petit. Celui-ci éclata de rire puis lui ôta ses lunettes noires. La dernière personne à l’avoir fait avait écopé d’un séjour de trois semaines à l’hôpital. Le petit agita les lunettes comme un hochet.
— Et le gosse ? s’enquit Cole.
Pike le chatouilla de nouveau et se laissa donner quelques coups de poing. Il était fasciné par ses yeux. Il se demanda ce que voyait ce petit d’homme et pourquoi cela lui procurait tant de plaisir.
— Il a besoin que quelqu’un s’occupe de lui.
— Toi ?
— Pas moi, mais quelqu’un. Tout le monde a besoin de quelqu’un.
— Même toi ?
Pike dévisagea un moment son ami et récupéra ses lunettes en douceur. Il ne les remit pas. Le petit semblait le préférer sans elles.
Après avoir menotté Rina au cadre du lit de la chambre d’amis, ils improvisèrent un berceau de fortune dans le salon. Le petit n’apprécia pas la nourriture achetée par Cole, et ils lui firent des œufs brouillés qui lui plurent énormément.
Pike téléphona à Kelly Walsh à 21 h 10 ce soir-là, mais resta vague. Il lui annonça qu’il saurait bientôt où étaient les armes et promit de la rappeler le lendemain. Son véritable but était de s’assurer qu’il pourrait la joindre au cas où il aurait des nouvelles de Jakovic ou de Darko. Si l’un ou l’autre mordait à l’hameçon, il devrait agir vite et aurait besoin que Walsh fasse de même.
Plus tard, Cole sortit courir, laissant Pike et Stone avec le petit. Celui-ci rampa un moment sur le sol, mais se fatigua vite et redevint grognon. Pike le prit dans ses bras ; il s’endormit au bout de quelques minutes. Pike avait gardé son portable sur lui, mais personne n’appela.
Stone prit une cuite et finit par s’endormir à même le sol. Pike le réveilla et lui dit d’aller dans sa voiture. Il ne voulait pas que ses ronflements réveillent le petit.
— Faut que j’aille voir ce mec, marmonna Stone, à demi comateux.
Cole revint une heure plus tard et offrit de prendre le relais, au cas où Pike souhaiterait aller courir à son tour, mais le petit dormait encore sur son épaule et Pike ne voulut pas le déranger.
Cole éteignit et monta prendre une douche sous les combles. Quelques minutes après, Pike l’entendit se mettre au lit, et la dernière lampe s’éteignit. Toujours immobile, il écouta le silence recouvrir la maison.
Peu après deux heures du matin, une fine couche de nuages masqua la pleine lune, emplissant le salon d’une lueur bleutée. Pike, toujours debout, tenait le bébé depuis presque trois heures, et ni l’un ni l’autre ne bougeait. Puis, l’enfant tressaillit et Pike pensa qu’il rêvait peut-être. Il fit entendre une espèce de miaulement et se mit à ruer comme s’il était sur le point de hurler.
— Je suis là, petit gars, dit Pike.
L’enfant s’éveilla, arqua le dos, et vit que Pike l’observait. Il le fixa comme s’il n’avait jamais vu d’yeux de sa vie, contemplant l’un, puis l’autre, comme si chacun d’eux offrait un spectacle unique et fascinant.
— Ça va mieux ?
L’enfant baissa la tête et se remit bientôt à ronfler doucement.
Pike ne bougeait toujours pas.
Le petit corps était compact et chaud. Pike sentait son cœur battre, rapide et délicat, et sa poitrine se soulever au rythme de son souffle. Tenir une vie minuscule dans ses bras lui faisait du bien.
Pike regarda les ombres de la nuit glisser dans le canyon.
Le petit s’agita à nouveau, soupira et rouvrit les yeux.
— Coucou, fit Pike.
Le petit sourit. Il battit des mains et des jambes, tout excité.
— C’est ça.
Le bébé tendit une main vers Pike, les doigts écartés.
Du bout de l’index, Pike toucha le centre de sa petite paume. La main du bébé se referma dessus.
Pike agita l’index, juste un peu, et le petit, sans lâcher prise, gazouilla avec un sourire béat, comme s’il s’agissait d’un jouet merveilleux.
Pike agita de nouveau l’index, et l’enfant gazouilla de plus belle. Pike comprit qu’il riait. Il lui serrait le doigt et il riait.
— Tu ne risques plus rien, petit gars, chuchota Pike. Je ne les laisserai pas te faire de mal.
Le bébé rua. Pike s’assit et le garda toute la nuit dans ses bras, jusqu’à ce qu’une lumière dorée effleure le monde.